N'ÊTRE PERSONNE, Gaëlle Obiégly - littérature adulte
[...] poser des questions idiotes & vitales.
LE MOT DE L’ÉDITEUR :
Hôtesse d'accueil accidentellement enfermée un week-end entier dans les wc de son entreprise, la narratrice de N'être personne va endurer cette épreuve avec les moyens du bord (de la sagesse, du papier hygiénique, un stylo bic) en improvisant un cabinet d'écriture. Au gré de remémorations, apparemment chaotiques, elle se trouve peu à peu traversée par tous les âges de la vie.
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Ce qui me semble à l'origine du langage, c'est l'empathie. Ou bien on la sollicite ou bien on l'éprouve. Un échange linguistique ça se fonde là-dessus. C'est le partage muet, c'est l'expérience, c'est la condition humaine, c'est l'expérience de toute condition humaine, animale & peut-être même végétale, qui soulèvent la chose, qui nous portent à l'expression. Je m'utilise comme si j'étais un instrument. Je suis moi & l'autre. Il y a diverses possibilités d'être au monde si l'on s'offre à lui, si l'on est affectif. De toute façon, je suis une toute petite partie d'un être immense & souvent je dis des conneries. C'est pour ça que je cherche à être personne. Ça me permet d'en dire moins. Ou plus, mais sans craindre pour ma réputation.
(p. 52)
La voix de l'enfant en nous, elle est maintenue par le fait qu'il existe forcément quelqu'un qui peut nous apprendre quelque chose, car il y a toujours ce qu'on ne sait pas. L'insuffisance, si on l'admet, va nous faire retrouver notre voix d'enfant. En toutes circonstances gît la chance d'une rencontre avec son prochain, porteur d'un savoir dont nous sommes ignorants. Le sentiment d'être incomplet maintient la voix de l'enfant dans l'adulte. Tout adulte qui cherche à apprendre, qui écoute des gens qui en savent plus que lui & qui ne cherche pas à masquer son inculture, ravive sa voix d'enfant. & c'est ainsi que l'on est jeune. Etre jeune, cela signifie être en mutation, incomplet, à l'ébauche. Aujourd'hui, la jeunesse passe pour une vertu. Mais je ne crois pas que l'on en valorise l'essentiel, son dynamisme, son inconscience. On veut rester jeune, à défaut de le devenir. On s'entretient, on se lifte, on se tient au jus de toute la nouveauté, on se maintient. Alors que laisser venir la vieillesse comme on attend l'aube fait remonter l'enfance.
Nous n'y comprendrons plus grand chose, bientôt. Il faudra alors recommencer à poser des questions idiotes & vitales.
(p. 89)
Au fil du temps, je me suis vouée à une nécessité, que je ne m'explique pas, la nécessité du texte. Le texte est un champ de force capricieux & mouvant, c'est lui qui dispose de moi, c'est lui qui me transforme. Il s'y passe quelque chose. Mes livres sont fragmentés, ils ont l'air d'être faits de bric & de broc. Je suis ma pensée. Je suis, dans le sens d'accompagner & d'être ce qui pense en soi-même. La pensée, c'est inclassable, c'est imparfait, autonome, ça n'entre pas dans un genre. En écrivant, je fais des découvertes surprenantes, je découvre ma pensée. La passivité requise est une charge positive.
(p. 102)
J'ai longtemps été dominée par l'intelligence des beaux parleurs [...]. A présent, sans que je sache bien ce qui m'a dessillée, les signes extérieurs de tous ces ronflants m'apparaissent tout de suite. Ils sont liés, je sens bien qu'un nœud les empêche de bouger les bras librement ou les jambes, de courir, de grimper, de sauter, de nager & de plonger, de renverser une table, d'écrire & de dessiner, en un mot de comprendre. Pour ça, pour comprendre, il faut donner de sa personne. & ne pas se préserver. C'est pour ça, je crois, que les fous sont les seuls qui comprennent. Mais aussi une maladie peut nous ouvrir. On atteint un niveau de révolte, parfois juste contre soi-même, & on se trouve transporté dans un état qui nécessite l'isolement, dans sa chambre, à l'hôpital, à l'asile d'aliénés. [...] La vie des déréglés communique à chaque instant avec la vie générale même s'ils sont tenus à l'écart.
(p. 300-301)
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N'être personne, Gaëlle Obiégly, Verticales, 2017.
Nathalie